Le Barbare et la jeune juive

Joseph Sigward

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Si les personnages de ce roman sont hétérogènes, Ruth, aux yeux bleu turquoise d'Iran, exista et, je l'avoue, décida de mon entreprise. Je m'explique. Avoir l'oreille des vieilles dames est, chez moi, de l'ordre de la propension originelle...

Or, il y aura bientôt vingt-cinq ans, à San Pedro d'Alcantara, un soir où nous avions moins bu que d'ordinaire, La grand-mère indigne, comme elle se plaisait à s'afficher, me fit entrer dans sa confidence... L'envie de l'écrire fut immédiate... Je le lui dis. Heureuse, Ruth m'orienta vers une intrigue gigogne reposant sur trois générations. Une façon pour elle de s'inventer une petite-fille complice la vengeant d'une vie ressentie stérile. A l'écouter, je compris !

Depuis 1919, son grand rôle lui ayant été retiré, elle se confinait dans la figuration. Le livre lui permettrait de régler ses comptes avant le tomber de rideau final.

Sa confession entendue, modeste chrétien de base, je lui donnai l'absolution en m'abritant derrière Maurice Maeterlinck:

Il n'est péché qui vive
Quand l'amour a parlé,
Il n'est âme qui meure
Quand l'amour a pleuré.

Le temps passa...

Lors de son dernier voyage en France, je lui lus quelques notes. A cette époque, je peinais sur un tout autre sujet : les aventures mystiques vécues, sur fond de Grand Siècle, par Jeanne-Marguerite de Montmorency.

Ruth fut extrêmement étonnée de mon intérêt pour cet anachorète. Le livre paru, elle me téléphona aussitôt après l'avoir, me dit-elle, dévoré. Cet enthousiasme pour mon ermite me surprit fort. Je penchai pour un engouement dicté par l'amitié lorsque sa conclusion m'ouvrit l'esprit.
- Quelle fille admirable ! Quel caractère ! En vérité, quelle amoureuse !
Puis, ayant marqué un temps.
- Je crois que j'aurais voulu aimer Henry comme elle a aimé Dieu, en intensité et en temps. L'avantage énorme qu'elle a eu sur moi, c'est la durée.

Son âge, elle avait en réalité deux ans de plus que son homonyme du roman, lui faisait craindre, lucidement, de ne pas voir l'aboutissement de notre projet. Aussi, pour elle, je commençai le livre à l'envers et lui lu les chapitres la concernant au fur et à mesure de leur rédaction.

Mes factures de téléphone s'en ressentirent mais la joie qu'elle éprouva à se retrouver dans le personnage de la grand-mère de Sara me dédommagea largement.

Ensuite en 1988, à New York, elle me donna tous les détails sur Monaco du début du siècle avec la clarté d'une documentaliste.

Bref, ma façon d'aborder cette histoire lui plut. Il faut dire qu'elle m'aimait beaucoup, ma chère juive devenue, presque, antisémite par amour...

Elle envisagea une traduction en anglais par l'un de ces jeunes prodiges de Greenwich Village dont elle s'entoura jusqu'à la fin, bien qu'ils lui coûtassent fort cher... Il y avait un précédent. En 1972, elle drivait un mignard éphèbe, délicieusement bisexué, mort depuis des risques que sa double vocation lui faisait courir. Or, en 1971, j'avais commis un recueil de poésie : Tristes bagatelles ou Mucosités cérébrales ! Il translata, aux frais de Ruth, mon chef-d'œuvre d'une manière plus que séante. Au point que certains amis américains, parfaitement bilingues, rigoureux et sans pitié me confièrent préférer la traduction à l'original...

Le vendredi 18 janvier 1991, à la tombée de la nuit, dans cette oasis new-yorkaise de Gramercy Park, le vieux cœur fatigué de mon amie en cessant de battre lui permit, enfin, de rejoindre discrètement Henry.

En vérité, elle ne l'avait jamais quitté son frenchy. Je l'entendrai toujours.

Ma vie, la vraie, s'est arrêtée lorsqu'il a quitté mes bras. Tout le reste n'a plus compté: manger, boire, bavarder, dormir avec de jeunes hommes ne signifiant rien. Lorsque je rentre, seule, je démaquille mon âme de ses grimaces et je replonge dans mon Paradis perdu... avec la honte indélébile d'avoir survécu...

Ah ! Ruth, ma chère vieille amie, que Dieu, ou le Diable, fasse que tu puisses vagabonder avec Henry, pour l'Eternité.

Il est un autre monde, un Elysée, un ciel, chante Lamartine. Les poètes ont toujours raison. Là-haut, j'en suis sûr, tu dois déjà avoir trouvé, pour vous deux, un parc de San-Roman empli de petits garçons poussant leur cerceau et de fillettes jouant au diabolo...



Maintenant, arrivons-en au drame!

Mon ami Joël Bravarski, délicieux libertaire à qui la maladie donnait du temps, s'ennuyait. Pour le distraire, en complicité avec sa compagne du moment, je demandai à cet élève de la belle Adrienne, new-yorkaise comme ma Sara, de vérifier mon américain. Il alla très au-delà de mon désir. Le manuscrit devint son livre de chevet...

Le refus de tous les grands éditeurs plaisait à cet anarchiste. Il en riait : Si d'aventure, un jour, ton bouquin est accepté, exige sur la bande annonce ce pastiche de la blague célèbre de W.C. Fields : Tous les grands éditeurs - et les moins grands - ayant refusé ce livre, il ne peut être foncièrement mauvais.

Un père juif et une maman bretonne, faisaient de lui, disait-il, un Maurice inversé. Joël me téléphonait souvent, tard et longtemps.

Plus sa santé se détériorait et plus il approfondissait la période de l'occupation.

L'antimilitariste forcené devenait avide de mes souvenirs de guerre. L'Histoire nous reliait. Une partie de sa famille, comme une partie de la mienne, avait péri en déportation. Une nuit de juin 1994, il me confia : Joseph, ne crois pas que je me sente redevenir juif parce que je vais mourir ; je sais qu'en vérité je l'ai toujours été. Ma dérision, mon refus de toute hiérarchie des valeurs, mon rejet de la synagogue, mon scepticisme absolu, mon prétendu cynisme n'étaient que des façades.

Le 2 juillet, il me téléphona de neuf heures du soir à minuit. Sa conclusion quelque peu solennelle me surprit : Merci pour ce que tu m'as révélé sur la guerre et, surtout, merci pour ce que tu as fait à seize ans. Le 7 juillet 1994, il mettait fin à ses jours.

Je souffris d'autant que le tour qu'il me joua fut de partir de la même façon que mon Barbare et en respectant un cérémonial en tout point identique. Et, suivant sa volonté, ses cendres furent répandues près du camp où les siens s'étaient volatilisés.


Le Directeur d'édition, chez qui mon manuscrit stagnait, vit dans ce drame une plate-forme publicitaire fabuleuse du genre: Le livre qui tue ! Du coup, je repris mon enfant et mis mon projet au placard pendant trois ans...

Mon deuil terminé, je repris ma quête… ailleurs et en vain !

Heureusement pour le Barbare, le prince Kropotkine maître à penser de mon grand-père* et homonyme Joseph Sigward, a encore des enfants.

Je les remercie et je les salue !


* Fondateur en 1905 de l'Université populaire. Voir Maîtron.



©Joseph Sigward 1999-2001
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