Saint-Blasien
Lorsque les croupes montagneuses qui forment le massif du Feldberg (1500m) s'abaissent peu à peu vers le sud, nous découvrons un ensemble d'édifices témoignant d'une vie culturelle vieille de plus de mille ans : l'ancienne abbaye bénédictine de Saint-Blasien et ses dépendances.
L'ampleur des bâtiments et la grandeur majestueuse de l'église à coupole ne permettent pas d'imaginer les conditions pénibles dans lesquelles s'est développée la vie monastique dans cette vallée boisée. Quel contraste entre cette fabuleuse et grandiose réalisation et la petite vallée de l'Alb !
Vue générale de Saint-Blasien
Les débuts de ce vénérable monastère remontent au VIIIe siècle, au commencement de l'époque carolingienne.
Nous ne connaissons pas de façon précise la date de sa fondation mais des documents écrits attestent que des anachorètes vinrent s'établir dans la vallée de l'Alb au début du siècle.
Vers l'an 850, ils se regroupèrent en communauté, d'où des premiers bâtiments en bois, et une chapelle consacrée à saint Nicolas, patron de l'endroit.
En 858, le seigneur de l'endroit Sigewar, dont l’histoire n’a pas retenu le prénom, fonda la "cellule de l'Alb" et la plaça sous l'obédience du monastère de Rheinau, ville suisse près de Schafhouse qui fit don des reliques de saint Blaise et imposa la règle bénédictine en 870.
Selon la décision du synode d'Aix-la-Chapelle (817), les "cellules" devaient compter au moins six moines et vivre selon la règle de saint Benoît.
C'est sans doute grâce à saint Fintan que furent transférées les reliques de saint Blaise, ramenées vers 855 de Rome à Rheinau.
Officiellement, et bien que le noble Sigewar et l'empereur Louis le Germanique eussent confirmé dès l'an 866 l'existence de cette communauté, c'est l'année 948 qui est généralement considérée comme la date de fondation officielle du monastère.
Après les incursions des Huns, la cellule de l'Alb avait été abandonnée mais le seigneur Regimbert (dénommé à tort von Sellenbüren), compagnon d'armes de l'empereur Othon Ier, entra lui-même au couvent cette année 948 et, par son esprit, sa fortune et son activité de bâtisseur, posa les conditions qui permirent d'élever celui-ci au rang d'abbaye autonome.
En 983, l'empereur Othon II confirma la décision et les bâtiments en bois furent remplacés par une église et un couvent en pierre, probablement sur l'emplacement de l'actuel Kurgarten. Les consécrations eurent lieu entre 975 et 979.
Mais c'est vers 1013 que commence une "reconstruction" qui va donner une basilique à trois nefs, l'Altes Münster", sur la rive Ouest de la rivière Steina qui coulait alors à une centaine de mètres à l'Est de son lit actuel. Cette basilique, sans clocher et dont le plan présentait des caractères bavarois et souabes - trois absides et pas de transept - fut consacrée en 1036.
S'engagea alors à l'égard de Rheinau une procédure d'émancipation. L'abbaye semble être parvenue à l'indépendance vers 1065, lorsque Henri IV accorda au monastère sa protection royale et confirma ses droits de propriété sur un domaine d'un seul tenant en Forêt-Noire. L'année précédente, l'abbé Werner avait réussi à garantir l'autonomie juridique de son abbaye. Cependant, l'évêché de Bâle conserva un droit de regard, sinon une tutelle, sur l'établissement jusqu'en 1141.
Une seconde période faste aux bâtisseurs débuta en 1095 et dura jusqu'en 1108. Ce fut la construction de l'imposant "Neues Münster" et un nouvel agrandissement sur la rive Est de la Steina.
Ces constructions, qui résultent de la réforme de Cluny, témoignent de l'importance qu'avait acquise Saint-Blasien qui s'était rallié au monastère réformé de Fruttuaria au Piémont et qui, à son tour, propagea la nouvelle règle dans le sud de l'Allemagne. Selon Schmieder, cette nouvelle construction, consacrée en 1108, était une basilique à colonnes, avec transept, fortement inspirée de la cathédrale de Constance.
En 1322, un incendie détruisit de fond en comble l'église et le couvent. La Guerre des paysans de 1525 à 1526 compliqua la situation des moines, d'autant que cette même année 1526, un nouveau sinistre anéantissait l'établissement.
A noter que les reconstructions n'apportèrent pas de changements notables, mis à part le nouveau style gothique et d'importants agrandissements.
Ces épreuves ne réussirent jamais à paralyser l'élan vital de "la Maison des Prières". Deux seigneuries et huit bailliages géraient propriétés et droits dans le Sud de la Forêt-Noire, le Wiesenthal, le Markgräflerland, le Brisgau, le pays de Zurich, l'Argovie et la Haute Souabe.
Donations et mines d'argent contribuaient de manière significative au développement et à l'extension du domaine.
Lorsque, de 1609 à 1613, le comté de Bonndorf fut acheté par Saint-Blasien, l'importance politique de l'abbaye s'accrut.
Gardons en mémoire que c'est le 22 août 1611 que Thomas et Hannsen Sigward concluront avec Monseigneur Martin, prince-abbé de "la Maison des Prières de Saint-Blasien", un important accord pour la création d'une verrerie dans la forêt de Grünwald qui lui appartient.
Nos ancêtres connurent et fréquentèrent deux églises. La paroissiale, qui datait de 1084, et qui fut démolie au XVIIe siècle et, surtout, celle appelée chapelle du cimetière et qui existe toujours.
La voici page suivante :
Elle fut édifiée en 1611, lors de la peste, un peu au-dessus de la ville, dans la vallée de l'Alb. A cet emplacement se trouvaient les ruines d'un couvent de moniales bénédictines construit par le célèbre tailleur de pierre Bernher, de Bâle, établissement qui fut transféré en 1112 à Berau, près de Waldshut.
Détruite par le feu en 1711, elle fut reconstruite et décorée par B. Rem, peintre à la cour ducale de Bade. Au-dessus de l'entrée de cette pittoresque chapelle Saint-Michel, apparaît la date - 1624 - avec les armoiries de l'abbé Martin Ier (1596-1625) ainsi que, à droite, le symbole de la corporation des tailleurs de pierre.
La porte, en métal, est récente puisque réalisée en 1964, par Walz, de Villingen, d'après un dessin de Riedel, de Fribourg, sur le thème "Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux".
Des générations de Sigward furent ici baptisés, mariés, ensevelis.
Aussi, lors de chacune de mes visites, je m'attarde devant le tableau d'autel qui représente le "Couronnement de Marie au Ciel". Sur la terre, dans la partie basse de cette toile figure tout l'ensemble de l'abbaye, minutieusement dessiné.
Ce tableau est attribué au célèbre Hans Bock l'Ancien (né à Saverne vers 1550) qui peignit pour Saint-Blasien de nombreux autres tableaux.
La chapelle Saint-Michel compte parmi les rares lieux de culte ayant intégralement survécu à la guerre de Trente ans.
Notre ligne, quittant Saint-Blasien en 1723, ne vit pas la troisième période de construction, lors de l'épanouissement en Allemagne du style baroque.
Cette mode se traduisit par une transformation de grande envergure de l'Altes et du Neues Münster, en 1720-1728, mais surtout par la construction d'un tout nouveau monastère de 1728 à 1742.
Une fois encore, le 25 juillet 1768, un violent incendie consuma tout cet ensemble.
Dès 1771, sous le règne de l'énergique prince-abbé dom Martin Gerbert - dont l'action valut au monastère (qui assumait la charge de 29 paroisses) une notoriété internationale - l'abbaye se releva de ses cendres.
Mais à la place du "Neuee Münster" apparut dans l'axe de symétrie de l'ensemble, l'actuel édifice à coupole, oeuvre du Français Pierre Michel d'Ixnard (1723-1795) qui s'inspira du Panthéon, du dôme des Invalides et de l'église du Val de Grâce.
Celle de Saint-Blasien bâtie par un architecte français, constitue l’ultime étape, néo-classique, de ce grand siècle d’architecture. La coupole est en fait le dernier monument monastique important élevé avant la sécularisation.
En Allemagne, à cette époque, le catholicisme disposait d’un clergé nombreux et riche, qui ne se confinait pas dans son rôle religieux. Des archevêques et des évêques, des abbés de monastères, étaient princes d’Empire et joignaient à l’autorité spirituelle un pouvoir temporel de même nature que celui des princes laïcs.
C’était le cas des archevêques-électeurs de Cologne, Trèves et Mayence, des évêques de Spire, de Würzburg ou de Münster, des abbés de Maria Laach en Rhénanie, mais aussi de Saint-Blasien. Ils embellissaient leurs abbayes ou leurs résidences épiscopales ; ainsi, Würzburg compte au nombre des chefs-d’œuvre de l’art baroque.
Surtout, ils s’appliquaient à gouverner leurs domaines d’une façon rationnelle : il y avait ici, comme dans la France du XVIIIe siècle, des prélats administrateurs plus soucieux de résultats matériels que de perfectionnement spirituel.
Selon le mot de l’abbé de Pradt : "Princes-évêques, ils tiennent, dans leurs habitudes, plus du prince que de l’évêque."
Depuis le début du Xe siècle, les princes-abbés, qui avaient écarté la réforme de Cluny et embrassé le parti des empereurs, étaient de plus en plus accaparés par le gouvernement et la défense militaire de leurs principautés. Ils étaient devenus avant tout des souverains temporels.
Au cours de mes recherches, j'ai découvert que c'est Heinrich von Mansdorf, prieur du monastère de Saint Blasien qui, au cours de son règne abbatial (1419-1426), rétablit la situation de l'abbaye de Saint-Gall, œuvre consolidée ensuite par Ulrich Rösch (1463-1491).
Sous le prince-abbé Martin Gerbert qui, en reconstruisant, sauva le monastère de la suppression, Saint-Blasien connut un épanouissement d'arrière-saison. Quatre monastères, treize prieurés et une centaine de paroisses (dont trente étaient desservies par des religieux) relevaient de l'abbaye.
Comme foyer d'érudition, elle acquit un prestige international. Activités politiques dans l'Etat et dans l'Eglise, présidence dans l'ordre des prélats de l'Autriche antérieure (territoires à l'Ouest du Voralberg en Bade, en Alsace, etc...), imprimerie du monastère et école, réformes d'avant-garde dans le domaine monastique assurèrent à l'abbaye une position dominante dans les dernières décennies de son existence.
Cependant le couvent ne put échapper aux innovations révolutionnaires de l'époque napoléonienne. Après la sécularisation de l'abbaye par le nouvel Etat de Bade, quarante moines, sous la conduite du prince-abbé Berthold Rottler (1801-1826), émigrèrent en septembre 1807 en Autriche où ils trouvèrent, sous protection impériale, une nouvelle patrie monastique, d'abord à Spitam am Pyhrn et, en 1809, à Saint-Paul im Lavantlal (Carinthie).
Ce fut l'industrie qui prit le relais dans les bâtiments du monastère de Saint-Blasien. Fabrique de fusils, de machines à filer, filatures de coton - ces dernières jusqu'en 1931 - y déployèrent leur activité.
En 1933 et 1934, la plus grande partie des locaux furent rendus à leur destination initiale - religieuse et culturelle - lorsque le collège de jésuites "Stella matutina" de Feldkirch (Voralberg, Autriche) y détacha une "section allemande" qui s'installa à la place de la filature de coton "Kraft & Fils", réduite à la faillite depuis 1931. Ainsi fut créé un Collège d'enseignement secondaire classique (humanistisches Gymnasium) avec internat. Les jésuites, aussi, reconstruisirent en 1935 la coupole effondrée depuis l'incendie de 1874.
Le gouvernement national-socialiste se hâta de supprimer l'établissement qui fut transformé en hôpital militaire pendant la seconde guerre mondiale. Il fallut attendre 1946 pour la réouverture. Le collège (avec lycée classique) offrit alors un foyer et un centre de formation à plus de huit cents élèves.
Saint-Blasien est ainsi redevenu une source de vie chrétienne et d'activité intellectuelle dans l'esprit de la tradition de cette abbaye millénaire.
Sur un tout autre plan, Benoît Fourneyron avait réalisé, en 1827, la première turbine à eau. Elle sera perfectionnée vers le milieu du XIXe siècle par J. B. Francis. Pour rendre plus efficaces ces turbines, on songea à augmenter la hauteur des chutes d’eau et à amener l’eau par des conduites forcées. Eh bien, la chute de Saint-Blasien, installée en 1835, avait 114 mètres !